Cérébral par excellence, le jeu d’échecs est une activité ludique dotée de
mécanismes d’analyse étonnants. En identifiant les régions du cerveau
mobilisées lors d’une partie, les chercheurs espèrent mettre à jour les
dispositifs décisionnels des meilleurs joueurs, mais aussi comprendre les
vertus du célèbre damier sur notre système cognitif. Il semble dès à présent
certain que la qualité du joueur d’échecs noue compétences spatiales et
raisonnements analogiques. Par Valérie Buron
Inde, 3 000 ans avant J.-C. Le roi Belkib s’ennuie. Il promet d’offrir
à celui qui saura le distraire la récompense de son choix. Le sage Sissa lui
présente un nouveau jeu de 64 cases, qui enthousiasme immédiatement le roi. En
échange, le sage choisit de recevoir des grains de blé. Sissa propose au roi de
disposer les grains sur les cases du jeu, en doublant la quantité de grains
d’une case à une autre. Ainsi, la première case contiendra un seul grain, la
deuxième deux grains, la troisième quatre et ainsi de suite jusqu’à la
soixante-quatrième case. Surpris de cette requête qu’il juge modeste, Belkib
accepte… Erreur ! Car pour exaucer le vœu de Sissa, le
roi devra fournir au total 2 64 – 1 grains ! Ce qui représente plus de 18 milliards de milliards de grains, l’équivalent
de la France recouverte de plusieurs centimètres de blé ! C’est ainsi que naquit l’une des plus anciennes et fantasques légendes
des échecs. Les raisonnements stratégiques et règles du jeu d’échecs du sage
Sissa ont passé les millénaires et les civilisations. Cinq mille ans plus tard,
des scientifiques suscitent un nouvel intérêt autour du damier. Ils peuvent
enfin comprendre et identifier les zones du cerveau qui travaillent lorsque
l’on joue aux échecs, et ainsi en analyser les faiblesses et les vertus ! Un intérêt né de l’hypothèse selon laquelle le jeu a un impact sur notre
système cognitif et peut en améliorer son fonctionnement. La pratique du jeu
offrirait donc un profit, mais qui n’est, selon le Pr Thierry Ripoll, directeur
du Département de psychologie cognitive et expérimentale de l’Université de
Provence, pas propre aux échecs. « Si l’on s’investit beaucoup aux échecs,
on va développer la concentration, la planification, la capacité à être
attentif pendant longtemps à quelque chose dont on a besoin dans tous les
domaines de l’activité cognitive. Jouer aux échecs peut donc conduire à
améliorer nos compétences cognitives, mais on peut obtenir le même résultat en
apprenant une autre activité. Ce que l’on exploite avec le jeu d’échecs, c’est une
compétence très générale ». Rien de surprenant quand on sait que les
échecs requièrent aussi de l’intelligence créatrice, des capacités
d’exploration spatiale, de raisonnement logique et de mémorisation.
Les compétences spatiales priment
Cette multiplicité de compétences peut expliquer de façon logique et
paradoxale pourquoi si peu d’études se sont penchées sur la recherche des
corrélas neuronaux dans la pratique des échecs. Logique, car séparer les
différentes facultés requises dans le jeu d’échecs est assez complexe.
Paradoxale, car de telles recherches permettraient de spécifier plus
précisément l’intervention des différents mécanismes et de mieux les
comprendre.
Une étude américaine publiée en 2003 apporte un début de réponse. Installés
dans la machine d’Imagerie par Résonance Magnétique (IRM), les sept
participants de l’étude étaient des joueurs considérés comme novices. Ils
connaissaient les règles et quelques stratégies, mais n’étaient pas experts
dans la pratique. Face à eux, un échiquier comportant des pièces blanches et
rouges et un chronomètre de 30 secondes pendant lesquelles ils devaient
déterminer mentalement à chaque nouvelle configuration proposée le meilleur
coup à jouer pour les blancs., Les résultats sont quelque peu surprenants pour les
auteurs de l’étude : ils observent un manque d’activation
au niveau du lobe frontal dans sa partie latérale (lieu du raisonnement et de
la logique) et une présence d’activations au niveau des lobes pariétaux.
Conclusion : les échecs nécessiteraient avant tout
des compétences spatiales, qu’il s’agisse par exemple de repérer où se situent
les pièces, d’anticiper leurs déplacements possibles au prochain coup ou de
positionner son attention au bon endroit sur l’échiquier. Identifier le plus
rapidement possible la pièce essentielle pour le coup suivant est un atout
majeur aux échecs, plus que de déplacer rapidement son regard sur l’ensemble de
l’échiquier. « Dans le jeu d’échecs, la vision joue un rôle énorme. Si on
donnait à un grand joueur le codage que l’on donne aux machines, c’est-à-dire
un codage sous forme discrète ou propositionnelle de la position des pièces,
ils n’arriveraient pas à jouer ! Parce que l’être
humain a une appréhension globale visuelle qui est exceptionnelle. Il perçoit
des analogies visuelles », affirme le Pr Ripoll. Le raisonnement par
analogie consiste à traiter une situation nouvelle en référence à une situation
ancienne. Il permet de faire une sorte de comparaison entre les éléments de
deux situations similaires, dont bénéficieraient les grands joueurs d’échecs,
capables d’identifier des analogies fortes entre des parties différentes.
« L’analogie est un raccourci qui permet à la fois d’économiser du temps
de traitement et de repérer immédiatement des similitudes pertinentes »,
avance le chercheur.
Ceux qui jouent ont déjà une certaine
affinité avec le raisonnement. Ils se révéleront donc meilleurs que les autres,
mais pas grâce au jeu d'échecs.
Le raisonnement par analogie
Dans l’étude américaine, les lobes frontaux n’étaient pas particulièrement
sollicités. Pas étonnant si l’on considère, comme le Pr Ripoll, qu’associer
l’expertise des échecs et le raisonnement est une idée dépassée. « Avant,
on pensait qu’un expert se différenciait d’un novice par une capacité au
raisonnement prodigieuse, par exemple une capacité à faire des inférences à
plusieurs pas par rapport à la situation actuelle. En réalité, dans la plupart
des situations de jeu, l’expert a une base de connaissance tellement énorme,
structurée d’une telle manière, qu’il parvient à réactiver de manière très
rapide des situations de jeu pertinentes. » En quelque sorte, le bon
joueur ne raisonne pas, ou peu, ce qui lui fait gagner du temps ! « En s’appuyant sur des
situations de jeu qu’il a déjà analysées, la quantité d’informations que le
joueur a à traiter pour essayer d’explorer les différents coups possibles va
être beaucoup plus réduite. Il fonctionne en référence à ses connaissances
passées », poursuit le Pr Ripoll. Pourtant, certaines études ont mis en
évidence l’implication du lobe frontal dans les échecs, notamment chez des
joueurs de très haut niveau. « Les grands maîtres tendent à avoir des
activations au niveau du lobe frontal et chez certains on observe tout un
ensemble d’aires cérébrales qui semblent coordonnées lorsqu’ils pensent à des
positions », commente Pr. William Bart, de l’Université du Minnesota, l’un
des auteurs de l’étude américaine. Mais il faut rester prudent : la région frontale est la
plus élaborée de notre cerveau, donc la plus complexe et la plus énigmatique à
percer.
Deep Blue l’inhumain
Un fait semble tout de même reconnu : le traitement spatial est
essentiel dans la pratique du jeu d’échecs. D’une part, les pièces sont
nombreuses – chaque joueur en a 16 – et, d’autre part, chacune a un mouvement
de déplacement qui lui est propre et qui varie en fonction du contexte.
Exemples : les huit pions ne peuvent
avancer que vers l’avant verticalement et d’une seule case à la fois, sauf lors
de leur premier coup et lorsqu’ils prennent une pièce. Le fou bouge en diagonale,
toujours sur la même couleur, tandis que la dame peut se déplacer
horizontalement, verticalement et en diagonale d’autant de cases qu’elle le
souhaite – ce qui confère à cette pièce le plus grand pouvoir du jeu. Notre
cerveau doit donc probablement être attentif à toutes ces configurations
possibles et gérer ce large choix qui s’offre à lui à chaque coup, en
choisissant la pièce à déplacer et l’endroit où la positionner. Malgré ses
formidables atouts, le cerveau humain d’un joueur moyen est bien loin des
capacités d’une machine comme Deep Blue, l’ordinateur d’IBM qui a affronté le
champion Russe Garry Kasparov (voir encadré). « En moyenne, pour chaque
coup à jouer, Deep Blue évalue 40 possibilités. En une demi-seconde il fait le
tri sur les 40, et sait qu’il y en a quatre ou cinq susceptibles de
l’intéresser pour le prochain coup. Il regarde alors les répliques possibles de
l’adversaire. Et il développe cette stratégie sur 12 niveaux, c’est-à-dire
qu’il a à chaque coup 12 niveaux d’avance ! », affirme Fabien
Torre, maître de conférence à l’Université de Lille 3. La machine semble donc
aujourd’hui avoir largement battu l’homme moyen. Mais il est inutile de les
comparer. « L’homme ne raisonne pas en ces termes-là, il devient bon par
apprentissage, tandis que la machine gagne avec la “force brutale”, en
développant tous les coups dès le départ », précise-t-il. Que de chemin
parcouru depuis le VIIe siècle après J.-C., qui marque probablement
l’origine historique du jeu d’échecs ! « Les premiers textes
datent du début de l’an 600, en Perse. Les premières pièces trouvées par des
archéologues sont de la même époque à peu près et ont été trouvées sur des
terres perses », précise Jean-Louis Cazaux, auteur de plusieurs livres sur
les échecs. Les règles n’existent pas encore. Les premières apparaissent sous
l’époque musulmane vers l’an 800. Le jeu comporte alors deux camps de 16 pièces
sur un échiquier de 8x8 unicolore, blanc. Les cases bicolores sont une
invention européenne, elles voient le jour quand le jeu arrive en Espagne vers
l’an 1 000. Les premières pièces des
plus beaux jeux étaient alors vertes et rouges. Au cours des années, l’homme
change l’identité de certaines pièces.
Avant le Moyen Âge, la dame était un vizir, le conseiller du roi, et le fou un
éléphant. Puis il complexifie les règles de leurs déplacements, avec un
tournant au XVe siècle, en Espagne. « Vers les années 1475, on se met
à jouer avec une dame que l’on dit “furieuse”. Elle se déplacera alors
désormais librement dans les trois directions, alors qu’avant elle ne bougeait
que d’une seule case en diagonale. Le fou va aussi acquérir plus de pouvoir en
bougeant librement en diagonale et non plus en sautant d’une seule case »,
souligne-t-il. L’histoire des échecs semble être étroitement liée à celle des
sociétés. « C’est sans doute la reine d’Espagne Isabelle, qui, en chassant
les Arabes et les Juifs, a inspiré la dame avec le fort pouvoir. Les Juifs vont
ensuite répandre le jeu dans toute l’Europe », postule J.-L. Cazaux.
Les règles dans leur version actuelle se stabilisent ensuite au
XVIIe siècle.
Un jeu d’enfants ?
Quels bénéfices cognitifs tire-t-on aujourd’hui des échecs ? Quel est leur impact sur le
développement cognitif ? « L’évaluation du gain
pour les enfants est difficile à quantifier, parce que ceux qui vont jouer aux
échecs ont déjà une certaine affinité avec le raisonnement. Ils se révéleront
donc meilleurs que les autres, mais il ne faut pas en conclure que c’est grâce
au jeu d’échecs », avertit le Pr. Ripoll. Le jeu apporte quand même des
compétences générales exploitables plus tard. « Si les échecs faisaient
partie de l’enseignement, les enfants pourraient en tirer le goût de la
réflexion, la capacité à se concentrer et le plaisir du raisonnement »,
conclut-il. Mais est-ce utile d’apprendre à jouer aux échecs si l’on veut
savoir lire une carte routière plus vite ? Pas sûr. Beaucoup d’autres
activités, sportives notamment, peuvent se révéler tout aussi efficaces pour
développer son orientation spatiale…♦